Quand j’appréhende un travail artistique, j’essaye de lui donner sens, de le situer selon mes propres repères. Quelle que soit la qualité de la réalisation, la technologie, lorsqu’elle imite la nature, pose une limite à ma compréhension. Il en va ainsi en particulier des machines animées. Faut-il voir dans la fascination que procurent leurs jeux des mouvements plus parfaits que ceux des humains parce que dépourvus de conscience, comme le propose Heinrich von Kleist à propos des créatures artificielles. Davantage encore qu’un spectacle de marionnettes, le face à face des deux machines animalisées (Fight Club, 2001) annule par excès d’anthropomorphisme mon objectivité. C’est la nature même de l’objet qui est oubliée dans la confrontation, car essayer de penser le spectacle de ces deux robots programmés à se chercher, c’est se projeter à l’infini, non pas dans la lutte des deux programmes dans leur coque de plastique, mais dans un combat singulier d’animaux. Un spectacle en boucle, d’autant plus contre-nature qu’il est absurde dans sa non-finalité. Ajoutant à cette confusion, les dessins au fusain (GUNNM, 2004) de Stéphane Sautour, mouvements figés de l’installation, saisissent le détail des corps qui s’entrechoquent dans l’action, comme autant d’instantanés d’une bataille épique.
En réalité, les interactions entre non humains intéressent moins ‒ ou du moins pas autant ‒, Stéphane Sautour que les rapports des hommes avec leurs objets. Jouant de nos perceptions, s’interrogeant sur notre entendement des choses qui nous entourent, Sautour expérimente dans des situations particulières, à l’aide de différents médiums et un peu à la manière de la psychosociologie, cette coprésence. Si, en créant un programme qui s’anime des seuls va-et-vient des visiteurs et à leur insu (Go, 2002), Sautour essaye provisoirement d’affranchir la machine de l’humain, l’œuvre laisse le plus souvent place à des scénarios dont l’issue est, à divers degrés, contrainte par le rapport de l’observateur à l’objet. De leur seule présence, du regard porté, les objets se chargent de sens. Placés à hauteur d’homme, les portraits pleine page d’arachnides (Spiders, 2007) interpellent : la position frontale, la masse opaque dressée et les détails éthérés renvoient le spectateur à ses peurs primaires. D’autres aquarelles vont à la rencontre de nos représentations pour s’animer de l’attention qu’on leur porte : précises et colorées, les planches quasi botaniques (Succulentes, 2007) surprennent par l’étrangeté de leur éternelle fraîcheur.
On retrouve l’explication anatomique, cette volonté scientifique de Stéphane Sautour, dans sa récente série de reproductions en silicone et suie de masques africains (P-I-T-H, 2007). Ces visages expressifs, taillés dans la matière brute, accompagnent une réflexion forte sur le statut de l’objet exotique, et sur l’objet de collection en particulier. Sautour transforme des masques de vie en masques mortuaires, en objets morts. Figés, voire muséifiés sous le regard occidental, ceux-ci se désubjectivisent pour devenir de simples artefacts. Cette déperdition de sens est marquée dans le travail de Sautour par une dégénérescence physique : le masque expire, ses traits fatigués tombent, sa matière s’affaisse dans le socle des représentations qui l’immobilise, avant finalement de se désagréger lentement. Œuvre pessimiste, mais juste, à qui d’autres associeront sans doute des affects différents, comme la nouvelle existence que peut conférer à l’objet la passion de son propriétaire, ou la charge de sens acquise par l’objet dans la circulation.
Le travail de Stéphane Sautour n’oppose pas la technique à la nature. S’il met en avant l’une, l’autre n’est jamais loin. L’installation Idoru (2007) reconnaît la nature hybride des objets modernes en combinant le naturel avec le culturel, le technique avec le politique. Hybride total, installation imposante, Sautour montre que sous la technologie se cache la bête, l’hydre de nos rapports aux choses. Pour lui donner sens, le spectateur est invité à rentrer dans son contenu technique, et pour cela, à dépasser ses limites, à sortir des dualismes et des autres répertoires avec lesquels il interprète le monde.
On peut voir dans les installations de Stéphane Sautour des sommes d’éléments hétérogènes constitutives de réseaux. La technique n’étant que du social cristallisé, comme l’écrivait Gilbert Simondon, chacune donne à voir un ordre social auquel par sa causalité l’observateur participe. Si l’appréhension d’une telle totalité nécessite la reconstitution d’un agencement, c’est en faisant la démarche de s’y positionner comme actant à part entière que le spectateur lui donne sens. En effet, pour Idoru, comme pour ses autres pièces, le plasticien ne cherche pas tant à transmettre du sens qu’à vouloir en créer, en provoquer. Il y a dans son travail sur l’objet sociotechnique et ses relations aux hommes ce que Bruno Latour nomme une traduction, ou tout du moins une moitié de traduction, le travail de Sautour ne proposant pas de langage commun. Si les dispositifs qu’il crée sont ouverts aux représentations du visiteur et laissés à son appréciation, chaque pièce produit des énoncés différents sur ce qu’est la réalité. C’est en cherchant à relier son propre énoncé aux enjeux de l’installation que le spectateur est enrôlé dans l’explication et, ce faisant, se construit une place dans l’œuvre.
L’objectif de Stéphane Sautour n’est pas de proposer par son travail une vérité scientifique, une vision idéologique ou idéelle d’un discours ou d’un imaginaire. Pour ne pas les priver de sens en leur en donnant un, il ne s’attache pas à penser les hybrides. Au contraire, il use des sciences et de la technologie pour interroger les relations réciproques que nous entretenons avec les choses et que les choses entretiennent avec nous. Avec raison, il s’impose la nécessité d’aller vers d’autres champs de compétences que ceux de l’art, et fait, par là, sienne la proposition de Bruno Latour, lorsqu’il nous explique que la science est une chose trop importante pour être laissée aux seuls savants.
Nicolas Césard, anthropologist at EHESS-IRIS
When I look at an artist’s work, I try to give it a meaning, to situate it in terms of my own criteria. Whatever the quality of the result, the imitation of nature by technology puts a limit on my understanding. This is particularly true of animated machines. Should we see their fascination as being due to the fact that their movements are more perfect than those of humans because they are devoid of consciousness, as Heinrich von Kleist suggested when speaking of artificial creatures? More than a puppet show, the confrontation of two animalised machines (Fight Club, 2001) cancels my objectivity by its excess anthropomorphism. It is the very nature of the object that is forgotten in the confrontation, for to attempt to think the spectacle of these two robots programmed to provoke each other is to infinitely project oneself, not in the struggle between the two programmes in their plastic shells, but in a singular combat between animals. A looped spectacle, as unnatural as it is absurd in its lack of finality. Adding to the confusion, Sautour’s charcoal drawings (GUNNM, 2004), like frozen movements from the installation, seize the detail of the bodies clashing in action, like so many snapshots of an epic battle.
The reality is that interactions between non-humans interest Sautour less than (or at least not so much as) humans’ relations to objects. Playing on our perceptions, questioning our understanding of the things around us, Sautour experiments with this co-presence in specific situations, using different media, and somewhat in the manner of psycho-sociology. If, by creating a programme that leaps into action, prompted, unbeknownst to them, by the simple presence of viewers (Go, 2002), Sautour has provisionally tried to emancipate the machine from the human, the work is usually taken over by scenarios whose outcomes are, to varying degrees, constrained by the observer’s relation to the object. By their simple presence, and by the effect of looking, the objects take on meaning. Placed at eye-height, the full-page portraits of Spiders (2007) are compelling: their frontality, the opaque, vertical mass and the hazy details evoke our primitive fears. Other watercolours confront our representations and come alive with our attention to them: the precise and colourful, almost botanical plates of Succulentes (2007) are surprising in the strangeness of their eternal freshness.
Sautour’s anatomical approach, his scientific attitude, is manifest in his recent series of reproductions of African masks in silicone and soot, P-I-T-H (2007). These expressive faces, carved from rough material, are the correlative of a powerful meditation on the exotic object and on the collected object in particular. Sautour transforms life masks into death masks, into dead objects. Frozen, almost museumified by the Western gaze, they lose their subjectivity and become simple artefacts. In Sautour’s work this loss of meaning is marked by physical degeneration: the mask expires, its tired features sag, its matter sinks into the pedestals of representations that makes it immobile, before it finally begins to come apart. It is a pessimistic work, but spot-on, although others may argue in favour of other effects, like the new existence that the owner’s passion can bestow on an object, or the meaning that it may gain by being put into circulation.
Sautour’s work does not oppose technology and nature. When he puts forward one of these two, the other is never far away. The installation Idoru (2007) recognises the hybrid nature of modern objects by combining the natural with the cultural, the technological with the political. A total hybrid, an imposing installation, here Sautour reveals the beast beneath the technological surface, the hydra of our relation to things. To give it a meaning, the beholder is invited to enter into its technological content and, to this end, to go beyond the limits, to leave behind the dualisms and other repertoires with which they interpret the world.
In Sautour’s installations we can see accumulations of heterogeneous elements forming networks. Technology being simply crystallised social reality, as Gilbert Simondon wrote, each one makes manifest a social order in which the viewer participates by virtue of their causality. If the apprehension of such a totality necessitates the reconstitution of an order, it is by positioning themselves as fully-fledged agents that spectators give it meaning. With Idoru, as in his other pieces, the artist is not trying to convey meaning so much as to create it, to provoke it. There is, in his work on the socio-technical object and its relation to humans, what Bruno Latour calls a translation, or at least half a translation, since Sautour’s work does not put forward a common language. While the set-ups that he creates are open to visitors’ representations and submitted to their own appreciation, each piece produces different statements about the nature of reality. It is by trying to connect his own utterances to the issues in the installation that the spectator becomes involved in the explanation and, in the process, constructs his place in the work.
Sautour is not trying to propose a scientific truth, an ideological or ideational vision of a discourse or an imaginary. In order not to deprive them of meaning by foisting one on them, he does not attempt to conceptualise hybrids. On the contrary, he uses science and technology to question the reciprocal relations between things and ourselves. He rightly makes it his duty to look to others fields of competence than those of art, thereby acting on Bruno Latour’s dictum that science is too important to be left to scientists.
Nicolas Césard, anthropologist at EHESS-IRIS